L’Inconvénient : Héritages

Je publie ce mois-ci dans la magnifique revue littéraire L’Inconvénient un texte très personnel sur la vie de mon père, dans le cadre d’une réflexion sur le sens perdu de la filiation.

Un extrait:

L'Inconvenient

Ce matin là, il portait un costume foncé que je ne lui connaissais pas et qui me paraissait mal taillé, laissant une ouverture entre le col et le cou. Descendant presque jusqu’à ses doigts bleus et enflés, ses manches étaient trop longues. Rien de ridicule, le tissu était de qualité et bien repassé, mais rien d’élégant non plus. Je me disais que c’était sûrement l’oncle Jean, plus costaud, qui le lui avait prêté, ou donné. La cravate était sobre, bien qu’un peu large et démodée je crois. J’avais trente ans, et c’était la première fois que je voyais mon père avec une cravate. Si je m’attardais autant sur ses vêtements, c’était pour ne pas croiser l’absence de regard que j’avais aperçue avec effroi en entrant dans la pièce. Je l’avais parfois souhaité, souvent redouté : la pendule s’était arrêtée. J’aurais voulu qu’il soit en paix, enfin, mais il montrait un visage décharné et torturé. Ses paupières jaunes s’enfonçaient dans les orbites de son crâne sans vie, et je n’avais plus qu’une hâte: qu’on visse la quatrième planche.

L’homme en questions

C’est comme un rituel, une pause dans mon bien-être. Chaque automne, je vais m’exposer à la misère du monde et son esthétique troublante à l’exposition World Press Photo qui fait escale à Montréal jusqu’au 29 septembre au marché Bonsecours.

Invariablement, je sors de là décrissé, découragé, désillusionné, plein de questions sur l’humanité que j’habite, sur l’humanité qui m’habite. Guerres, viols, tortures, amputations, infanticides, génocides, chaque année je regarde avec désolation mon monde ne pas progresser. Chaque année, je reprends la mesure de l’impuissance, la faiblesse et la banalité des pensées, des mots, de leur écho. Et vous vous ennuyez sans doute déjà à me lire.

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© Sebastiano Tomada – World Press Photo 2013

Après une heure et demie à regarder mon espèce dans ce qu’elle a de plus indigne, je rejoins mon amie dehors pour une cigarette qui se fume les yeux dans le vague, en silence. Au bout d’une minute, elle dit: « Ce sont les hommes qui font ça ». Je réponds évidemment par un oui impuissant de la tête. Hommes décharnés, femmes brûlées à l’acide, enfants ensanglantés et empilés, la mort folle n’a ni sexe ni âge, et c’est l’humanité toute entière qui agonise. Son bourreau, c’est bien là le plus confrontant, est de notre espèce. Il est bien des nôtres. Au bout d’une autre minute, elle me regarde, et elle ajoute: « Pas les Hommes, les hommes! ». Puis elle serre son poing devant son bas-ventre, mimant de saisir un pénis avec virulence, rompant soudainement l’élégance et la douceur qu’elle promène depuis toujours.

Celles et ceux qui ont la gentillesse de me lire à l’occasion savent que j’ai peu de patience avec les raccourcis malhonnêtes et militants, particulièrement ces temps-ci où il est de bon ton d’arborer un féminisme de guérilla, polarisé, sans nuances, idéalisant l’une, dénigrant l’autre. C’est pourquoi je taquine à l’occasion une Monique ou une Judith, soldates quotidiennes et sans joie d’une guerre inutile et sans vainqueur.

Mais mon amie a raison. Le bourreau de mon humanité, s’il me confronte par son appartenance à une espèce qui est la mienne, il me confronte encore plus par son appartenance indiscutable à mon sexe, à mon genre. Oui, la violence indicible et abjecte qui défile sous nos yeux au World Press Photo, si elle fait peu de cas du genre de ses victimes, elle est réellement et presque exclusivement le fait des hommes. Constat pénible duquel il est difficile de se dissocier quand on doit assumer ce qui est incontestable. Mais malgré l’évidence, la nuance est de mise, et il faudra se rappeler des hommes bons, et l’auto-flagellation serait de toute façon sans issue.

Restent mille questions, toutes complexes, la plupart sans réponses, sur ce qu’est un homme. Pourquoi est-il envahi d’autant de violence et de cruauté? Quand se déclenche-t-elle? Pourquoi? Quelle est la part de cette violence qui m’habite, moi? Suis-je une bête contrôlée? Jusqu’à quand?

Bien humblement, la seule pensée qui me vient, plus comme une parade que comme une réponse, est de rendre hommage à la femme. Non pas dans une idéalisation idiote et dichotomique d’une sainte inventée qu’elle n’est pas, mais simplement dans la reconnaissance de la paix qui l’habite, et de sa générosité de continuer à vouloir aimer l’homme coûte que coûte, tandis qu’il trucide ses frères et ses petits.

Rien d’ostentatoire

C’était il y a peu, au festival des montgolfières de Gatineau. Qu’est-ce que je foutais là-bas? Je faisais le papa. Si t’es propriétaire d’un truc aux grands yeux qui rêve de voir s’envoler des ballons colorés et que tu vas pas au festival des montgolfières de Gatineau, t’es un pauvre con, d’autant plus qu’il y avait des manèges, des hot-dogs, plein de hot-dogs, et Carmen Campagne. Alors tu lui enfonces une Gravol®, tu les roules les deux heures, et tu lui fabriques ses futurs souvenirs pour pas qu’il t’oublie le dimanche, plus tard, dans ta pisse et ton manoir.

Crisse que c’était beau. Ostie qu’on était ben. Le soleil parfait de la fin du mois d’août rougissait nos gueules suintantes de gras et de sucre, et nos dollars brûlaient joyeusement dans la fournaise du divertissement sans complexes. Loin de Montréal, loin des autres, loin de tous ces cons qui réfléchissent et qui bavardent, ostie qu’on était ben, entre nous.

Au festival des montgolfières de Gatineau, on l’a la paix. Pas de kippa, pas de turban, pas de foulard, pas de hijab, pas de burqa. Pas de halal, que des hot-dogs, juste des bons gros hot-dogs. Que du bon monde, du monde pas de trouble. Du monde habillé normalement, du monde normal habillé comme du monde quand c’est le mois d’août, pis du monde qui sait conjuguer tabarnak, ostie.

Juste des grosses madames en shorts qui poussent des grosses poussettes. Des grosses madames avec des gros mollets roses et nervurés. Des gros mollets roses et nervurés ornés de papillons tatoués, approximatifs et encombrants. Des grosses madames accompagnées de gros monsieurs pas vieux, mais chauves. Au festival des montgolfières de Gatineau, on s’ostentise pas la chapeau, on se rase et on se crisse une casquette Rona, comme tout le monde. Au festival des mongoles fiers et homogènes de Gatineau, on se djellabise pas la tunique comme un terroriste, on porte, comme tout le monde, la gueule écarlate, le ventre en avant, et le chandail sans manche Harley Davidson délavé, qu’on prête même volontiers à sa conjointe en shorts et à poussette, si son loup beige est au lavage.

Bref, rien d’ostentatoire.

Abus textuels

J’ai arrêté de vivre. J’ai arrêté d’être moi même. Je suis rentrée dans un cycle d’auto-destruction complète. Aidez-moi. Je pleurais. J’aimerais avoir votre aide s’il vous plait. Je crains d’être rejetée. Trouvez-moi une solution, ma tête va exploser. Je suis épuisée, abattue, anéantie, découragée, dégoûtée, désespérée, écoeurée, je ne m’aime plus, je me sens sale. Mon coeur est en feu, guidez-moi. Chaque soir quand je veux dormir, je me crispe, je sursaute. Il a brisé ma jeunesse, brisé mon corps. Cette expérience m’a traumatisée pour le restant de mes jours. Je suis morte ce jour-là je crois. J’ai encore mal. Des images plus dures les unes que les autres défilent en moi. Je crois que je suis née pour ne pas être aimée et souffrir. Je m’endors tard et chaque nuit je me réveille. La meilleure solution est peut-être le suicide? Gros bisous à ceux qui m’aident en me donnant des réponses… je vous adore!

Il y a sept viols dans ce paragraphe. Sept récits mêlés, glanés au gré du web. Sept filles, sept femmes. Sept actes sexuels imposés par une contrainte physique ou psychologique. Sept agressions impliquant une pénétration sexuelle, vaginale, anale ou orale, ou pénétration par la main ou un objet, ou plusieurs. Sept raisons d’hurler, sept envies de se révolter, sept crimes, sept misères. Sept raisons de relire ce paragraphe inacceptable qui s’écrit tous les jours.

Au Québec, selon les services sociaux du gouvernement (chiffres de 2004), une femme sur trois a été victime d’au moins une agression sexuelle depuis l’âge de ses seize ans. Une femme sur sept est agressée sexuellement au moins une fois par son conjoint. Enfin, Près de quatre-vingt dix pour-cent des agressions sexuelles ne sont pas déclarées à la police.

Au Québec, le 30 juillet 2013, Judith Lussier relate dans Urbania qu’elle s’est fait siffler dans la rue parce qu’elle portait une petite robe blanc-cassé. Elle témoigne avoir été « terrorisée ». Elle parle alors de « viol du regard ».

Au Québec, le 5 septembre 2013, Rabii Rammal relate, toujours dans Urbania, qu’il a été le témoin de la grossièreté d’un homme qui a approché une femme seule à une terrasse, qui lui a fait des avances sans classe et pleines de vulgarité, pour finalement, nous dit Rabii, partir, désenchanté, « la queue entre les jambes ». Il parle alors de « violeur verbal », c’est même le titre de son texte.

Je m’appelle Savignac, je baise dans le strict cadre que la loi m’impose, et je m’assure au préalable d’obtenir une adhésion féminine à mon projet, voire, j’y suis sensible, un certain enthousiasme. Pour cela, je choisis mes mots. Parce que c’est important, les mots. Agression impliquant une pénétration sexuelle, vaginale, anale ou orale, ou pénétration par la main ou un objet, ou plusieurs. Viol.

Viol. Pas manque de talent, manque de jugement, manque d’éducation, manque de classe, grossièreté, manque de respect. Viol.

Viol.

J’ai arrêté de vivre. J’ai arrêté d’être moi même. Je suis rentrée dans un cycle d’auto-destruction complète. Aidez-moi. Je pleurais. J’aimerais avoir votre aide s’il vous plait. Je crains d’être rejetée. Trouvez-moi une solution, ma tête va exploser. Je suis épuisée abattue, anéantie, découragée, dégoûtée, désespérée, écoeurée, je ne m’aime plus, je me sens sale. Mon coeur est en feu, guidez-moi. Chaque soir quand je veux dormir, je me crispe, je sursaute. Il a brisé ma jeunesse, brisé mon corps. Cette expérience m’a traumatisée pour le restant de mes jours. Je suis morte ce jour-là je crois. J’ai encore mal. Des images plus dures les unes que les autres défilent en moi. Je crois que je suis née pour ne pas être aimée et souffrir. Je m’endors tard et chaque nuit je me réveille. La meilleure solution est peut-être le suicide? Gros bisous à ceux qui m’aident en me donnant des réponses… je vous adore!