Jean Leloup et nous

S’il est un artiste qui se distingue par son originalité et qui cultive sa différence depuis plus de trente ans, c’est bien Jean Leloup. Et curieusement, s’il est un artiste qui fait l’unanimité tant à la ville que sur les rives, et qui attire crottés, cadres et grand-mamans, c’est aussi Jean Leloup. On imagine d’ailleurs volontiers son désarroi quand il ouvre les journaux et qu’il voit s’accumuler sans nuances qualificatifs complaisants et éloges automatiques. Il a beau offrir disques et spectacles de qualités inégales, ou insulter son public comme en 2008 lors de son pow-wow à Québec, rien n’y fait, on a pour Leloup cette « obstinée dévotion (…) qui n’appartient qu’aux chiens », comme dirait Desproges. À croire que la pauvre bête perdue à trois pattes qui le suit sans broncher sur la couverture de Paradis City, c’est nous.

C’est donc avec cet empressement canin que je suis allé voir le roi Ponpon cette semaine au Métropolis. Après avoir déposé mon manteau au vestiaire, j’ai identifié deux ou trois refuges possibles en cas d’attaque à la Kalachnikov, j’ai calé deux rhums secs, et le spectacle a commencé.

Première bonne surprise, le décor, avec au centre un soleil rond et chaleureux, et sur les côtés des assemblages de fleurs et de fougères du plus bel effet. Le tout était supporté par un éclairage sophistiqué qui fabriquait un tableau scénique d’une élégance que ne renierait pas un Pierre Lapointe. Bref, on était dans la forêt du bien-aimé.

Seconde bonne surprise, le quatuor à cordes, qui s’est rué sur les premières mesures de Barcelone avec éclat. J’étais avec la plus belle fille de la prison, prêt pour les moments parfaits, puis Jean s’est mis à crier. Je savais qu’il parlait plus qu’il ne chantait, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il hurle son répertoire jusqu’au rideau. Je ne sais pas pourquoi il a crié, nous étions pourtant si près, si à l’écoute, si à lui.

Il ne nous a pas parlé. Pas un mot. Fatigue, désintérêt ou peur de mal faire, peu importe. L’autre, ça semble bien compliqué pour le grand héron sous son grand chapeau. Sans doute que lorsqu’il déploie ses ailes, elles prennent trop de place. Pas de première partie non plus pour encourager un moineau à prendre son envol. Pas d’invité, pas de duo, juste un long vol plané en solo, en classe économique.

Pourtant, quelques jolies chansons mal chantées auront eu raison de nous, et si le Métropolis ne s’est pas embrasé, nous étions juste contents d’avoir des nouvelles de Jean.  La tendresse du public pour Leloup, si peu réciproque, est un mystère qui ne réside pas seulement dans son oeuvre, trop inégale. Au delà de ses ritournelles, de sa fantaisie ou de nos souvenirs de jeunesse, je crois que c’est sa liberté qui nous fascine et qui nous rend si bienveillant à son endroit. Et si sa liberté se transforme parfois en souffrance (il faut écouter le très touchant Retour à la maison sur le dernier album), elle échappe tellement aux carcans de notre société qu’elle illumine notre imaginaire autant qu’elle révèle nos impuissances.

Alors que la plupart de ses admirateurs se retrouvent ou se retrouveront pris au piège de la carrière, de la famille et de l’hypothèque, l’homme que le temps ignore parcourt le Costa Rica, planifie d’acheter une montagne, et s’apprête à devenir fermier, documentariste ou écrivain. Ce qu’on n’oserait même pas rêver, il l’envisage sérieusement. Et peu importe que ça aboutisse ou non, sa liberté est devenue la nôtre, la seule possible. Et quand il disparaît quatre ou cinq ans, ce n’est pas parce qu’il a accepté un emploi au centre-ville, c’est parce qu’il se promène avec nos rêves dans un vieux Range Rover.

Jean Leloup est libre pour nous, c’est sans doute pour cela que nous l’aimons sans conditions. À l’image de son vieux compagnon usé à trois pattes, nous lui pardonnons tout; ses errances, ses absences, et même son indifférence.

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Éduc’alcool: les dessous de l’indignation

On devrait interdire l’alcool aux angoissés, ce sont des proies faciles : ils ont la faiblesse de croire, l’espace d’un soir, qu’ils ont droit à leur part de bonheur.

Tonino Benacquista

Samedi 6 février, François Cardinal publiait dans La Presse+ un article coup de gueule intitulé “la modération a bien meilleur goût”, dans lequel il faisait part de son agacement face aux campagnes de prévention d’Éduc’alcool. Il y reprochait une forme d’infantilisation, et le caractère intrusif et moralisateur des messages, par exemple quand l’organisme invite à la consommation modérée d’alcool même si on ne conduit pas: “Pardon ? Maintenant qu’on a rendu populaire l’idée du chauffeur désigné, on demande à ceux qui ne prennent pas le volant d’éviter le troisième verre de vin le samedi soir en soupant avec des amis ! En fait, on ne le « demande » pas, on sermonne, on dicte, en utilisant le présent : « il faut », bon !”. Visiblement remonté, le journaliste n’hésite pas à parler de “sermon puritain” et dénonce, à grands coups de questions plus affirmatives qu’interrogatives, la dérive vers un utopique risque zéro.

Il n’a fallu que quelques heures pour que les médias sociaux s’enflamment, comme on dit, et que l’indignation gagne les amateurs du petit coup de rouge qui détend, et les défenseurs infatigables de toutes les libertés. D’ailleurs le mouvement a pris une telle ampleur que lundi matin Alain Gravel en faisait le sujet principal de sa très sérieuse émission à la radio de Radio-Canada, se permettant même d’engueuler vertement Hubert Sacy, directeur général d’Éduc’alcool, qui n’en revenait tout simplement pas.

J’avoue avoir moi-même embarqué dans la danse étourdissante de ce débat inattendu, émettant ça et là mes réserves sur l’article de Cardinal, sur son manque de nuances et de perspectives. En effet, si son cercle d’amis consomme avec intelligence et sans conséquence sur son entourage, on ne peut nier qu’à quelques pas de chez lui, un enfant tremble peut-être, transi d’effroi dans le fond de son lit, parce que l’alcool a fait entrer la violence et la chaos dans sa maison. Et s’il considère qu’Éduc’alcool a manqué sa cible avec ses messages trop intrusifs et moralisateurs, il était quand même du devoir du journaliste de rappeler que le mal est peut-être ailleurs, et certainement pas nulle part. Or il s’est contenté d’affirmer que nous étions tous des grandes filles et des grands garçons responsables, ce que malheureusement je ne crois pas.

Mais ce qui m’a le plus surpris dans la sortie de Cardinal et dans l’écho qu’elle a reçu, c’est cette soudaine et virulente prétention au respect. Alors que la publicité abuse des stratagèmes les plus méprisables pour nous inciter à consommer toujours plus (violation de la vie privée, profilage, revente des données personnelles, etc.), alors qu’elle continue à abrutir les enfants, qu’elle continue à réduire les femmes à l’état d’objets et les hommes à l’état d’imbéciles heureux, c’est sur la maladroite campagne d’Éduc’alcool que François Cardinal, Alain Gravel, et les trois quarts de la province ont décidé de dire “Pus. Capab.”?

Il y a, dans cette fronde démesurée, quelque chose qui semble révéler de nous bien plus qu’une grande soif de liberté, et c’est sans doute dans la place qu’occupe l’alcool dans nos vies qu’il faut chercher à comprendre les raisons de la colère.

Nombreux sont ceux qui soupirent de satisfaction, le vendredi soir, un bon verre à la main. Le verre du soulagement, le verre du mérite. La bouteille, souvent. Une autre, parfois. Nombreux sont aussi ceux qui n’ont pas voulu attendre vendredi et qui ont salué leur effort dès le jeudi. La bouteille, souvent. Une autre, parfois. Parce qu’on le vaut bien. Parce que nous menons des vies de fous. Parce qu’on nous presse comme des citrons du matin au soir, parce que le petit doit faire du piano, la grande du patin, parce que mon patron est un écoeurant, parce que mon hypothèque me stresse, parce que je travaille comme un débile douze heures par jour, parce que je rumine dans le trafic, parce qu’on a deux chars, parce que le chalet n’est pas fini de payer et que demain je vais vouloir un bateau. Le mercredi, vers huit heures trente, quand tout s’arrête, ça détend, un petit verre. Et puis un autre. Ça aide à s’endormir, on a trop de choses dans la tête.

La SAQ est une pharmacie sans prescription qui distribue antidépresseurs et anxiolytiques contre une partie de notre salaire. S’étourdir pour oublier un instant qu’on ne va nulle part dans cette course folle et dénuée de sens. S’étourdir pour triompher des timidités, pour s’inventer du courage. S’étourdir pour ne pas s’effondrer. S’étourdir parce qu’on est resté ensemble pour les enfants, pour la maison. S’étourdir alors pour faire l’amour, parce que le désir s’est évaporé, parce qu’on a trop effeuillé, dans le pot-au-feu, la marguerite. S’étourdir parce que, dans le chaos, on a oublié de s’aimer. S’étourdir pour prononcer ses dernières voluptés.

Cardinal, Gravel et les autres, dans cette curieuse et bruyante revendication du droit à l’intoxication, ont-ils eux aussi manqué leur cible en dénonçant les campagnes d’Éduc’alcool, aussi imparfaites soient-elles? Le vin qu’on boit n’est plus celui des noces et des banquets, mais un anesthésiant quotidien qu’on s’injecte pour survivre à une société de plus en plus épuisante et abrutissante, une société qui nous formate et qui nous interdit toute fantaisie. La société sans joie, celle qui rétrécit les âmes, ce n’est pas plutôt contre elle qu’il faudrait se révolter?