Le monstre, la chanteuse et le Devoir

Mon futur ami Pascal Henrard signe pour Urbania cette semaine un texte qui revient sur l’affaire Jun Lin, le malheureux Chinois divisé et éparpillé cet été à Montréal par un Ontarien diablement carencé et portant un nom grotesque de série B. Un nom qui nous vient automatiquement en tête puisqu’il bénéficia, et bénéficie encore, d’une couverture médiatique remarquable, à tel point que la Presse Canadienne, dans une maladresse difficilement pardonnable, en fit la personnalité médiatique de l’année 2012.

Certes la nouvelle n’est pas neuve, mais Henrard a le mérite d’y revenir avec un recul intelligent, distant de toute panique, pour nous rappeler avec des mots pesés que la quête ultime de ce mollusque sans talent et sans âme était de rencontrer la célébrité, et à tout prix. Et Henrard s’impose ce devoir, pour faire échouer le dessein de cet aliéné, de ne pas le nommer, pour ne pas le faire triompher. Devoir qui, de toute évidence, a échappé à nombre de rédactions, au point d’atteindre ce classement absurde et honteux, obtenu au prix morbide d’un sensationnalisme rentable. D’aucuns diront qu’Henrard, et moi-même ici, contribuons aussi à ce bruit médiatique par ce débris tant souhaité. Il va de soi que le commentaire est recevable, mais je me permets de répondre que je pense foncièrement qu’il y a une nuance entre la nécessité de ne pas oublier Jun Lin, son calvaire et celui de sa famille, et la diffusion irréfléchie et mercantile du nom et du visage de celui qui en rêvait tant. La notion de devoir est celle-là, je crois, de rappeler que Jun Lin fut un homme, et que l’autre ne fut qu’une fiente qu’il faudra toujours se souvenir de toujours oublier.

Autre scandale, plus récent: Anik Jean sort un disque. Non, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, ou ce que j’aurais mal dit… Au risque, je reprends: scandale à l’occasion de la sortie du nouveau disque de Madame Huard. La tendre rockeuse – j’ai lu ça un jour dans le Voir – a envoyé à plusieurs journalistes des lettres anonymes et menaçantes, faites de ses blanches mains, et composées de lettres d’imprimeries collées et disparates, qui ne sont pas sans rappeler les grandes heures du haut banditisme et les pochettes des disques des Sex Pistols. Sur ces lettres scrapbookées et terrorisantes, on pouvait y lire « minable » et « Je n’arrêterai pas ».

Parenthèse: je suis pris d’une soudaine panique. Pendant que j’écris ce texte, et que par conséquent j’effectue des recherches rigoureuses pour le documenter avec le plus grand soin, je m’aperçois que Sophie Durocher vient d’écrire sur le sujet. Et alors que je m’apprête à dévorer Madame Martineau – c’est une image – je me rends compte que je n’ai pas versé ma dîme de quatre vingt dix neuf sous au site du Journal de Montréal, et que par conséquent son texte ne m’est pas accessible. Sueurs. Courir le risque de ne pas la lire et échapper la substantifique moelle de l’affaire Anik Jean, ou défrayer? On est en janvier, la dinde n’est même pas finie de payer, et puis j’ai acheté le Devoir ce matin. Ça ferait beaucoup de frais pour rien.

Le Devoir. Voilà un journal sérieux. Sérieux, mais pas à l’abris du marketing approximatif de Madame Rogatien. En effet, le chroniqueur culturel Sylvain Cormier a lui aussi reçu ces fameuses lettres qui se voulaient, on l’apprendra plus tard, des outils de promotion de l’album Schizophrène. Le journaliste, perturbé, et n’écoutant que son devoir, décida même d’alerter la Sûreté du Québec. Tout cela s’est déroulé en novembre et décembre de l’année échue, et c’est cette semaine qu’on apprend qu’il ne s’agissait non pas de menaces, mais simplement de publicité, bien maladroite mais finalement inoffensive, pour le nouvel opus de la chanteuse.

L’affaire aurait pu en rester là, dans le soulagement tolérant d’une menace envolée dans des riffs de guitare aussi creux que facultatifs, mais Sylvain Cormier est fâché, et déclare, probablement endossé par son journal: « Pas de critique du disque, pas d’entrevue, pas de critique du spectacle, rien. Plus jamais rien. Fini. ».

Certes, Anik Jean n’a pas inventé l’eau chaude, ce qui en soi n’est pas une révélation, et la livraison de sa marchandise est d’un goût douteux, convenons-en. Mais une question me taraude… le Devoir, journal appliqué, attentif et conséquent, s’il a décidé de sanctionner la rockeuse de sa maladresse par un silence annoncé et vengeur, pourquoi n’en a-t’il pas fait autant avec l’autre, le sordide, celui que Pascal Henrard nous supplie, comme un devoir d’humanité, d’enterrer de nos silences?

La France en pente douce

On ne parle que de lui. Depardieu, dans une grosse colère, s’engueule avec sa famille et part en claquant la porte, sans oublier de rendre les clés. Tandis que le spectacle, si improbable pour nous, réjouit et distrait la terre entière dans une comédie burlesque inédite, la France, elle, n’a pas le coeur à rire. Elle est même plutôt hors d’elle, enragée pour tout dire, alors qu’ici, on est pliés en deux.

D’abord, pour reprendre une expression qui nous est familière, je crois que si on peut sortir Depardieu de la France, on ne peut pas sortir la France de Depardieu. Et Gérard n’a sans doute jamais été aussi Français. Râleur, frondeur, colérique, impulsif et insoumis, Cyrano de Bergerac se met en scène dans un théâtre plus hexagonal que l’oeuvre de Rostand toute entière. Mais l’acteur n’est rien sans public et le Russe fraîchement nommé nous rappelle ces particularités précieuses qui définissent cette patrie jadis si lumineuse, et aujourd’hui si maladroite.

Cette énergie que met la France a détester Jean de Florette est à la fois étourdissante et attendrissante. Chez nous, on a plutôt procédé comme suit: Va chier, on continue nos affaires, dégage. C’est à peu près toute l’attention qu’on a décidé d’accorder à Jacques Villeneuve quand il a annoncé cet été qu’il nous quittait pour planquer ses dollars en Andorre. C’est sans doute le pragmatisme nord-américain; déjà qu’il ne fend plus les lignes d’arrivée depuis longtemps, on n’attendra pas qu’il pisse partout pour nous faire honte, alors salut champion, on passe au prochain appel.

Mais la France n’est pas pragmatique, pour son grand malheur. Rompue à une crise économique des plus préoccupantes, rompue à un chômage sans cesse croissant n’épargnant désormais plus aucune famille, alors qu’elle peine à s’intégrer dans une économie de marché sans pitié, elle demeure cette terre décalée de l’occident, plus émotive qu’efficace en réalité. Dans les faits, l’affaire Depardieu ne devrait être qu’une anecdote. Et pour riche que soit devenu le génial vigneron, il va de soi que son départ n’ébranlera pas le PIB du pays outre-mesure. Mais tout est dans le symbole, celui du copain qui part quand ça se complique, et à lui seul il justifie tout ce boucan. C’est là toute la particularité de la France, cette force de l’inutile essentiel…

À la fois à droite et ancrée dans ses traditions millénaires, à la fois à gauche et attachée à son histoire révolutionnaire et sociale, mais surtout en haut, parmi les nuages… Nuages de pensées, d’idéaux et de symboles, nuages de colère et d’insoumission, bien peu rentables mais combien indispensables. Cette France rêveuse  qui manifeste jour et nuit et qui nous fait sourire, cette France poétique et maladroite dans le grand concert ultra-libéral planétaire, cette France en colère et en pente douce qui s’arrête un moment d’oublier qu’elle souffre pour crier en choeur qu’il y a des choses qui ne se font pas, cette France devrait peut-être nous inspirer et nous faire ralentir…

Car c »est une France rafraîchissante au fond qui nous est donné à regarder ces jours-ci. Loin du cynisme et de l’argent à tout prix, elle vient nous rappeler que le pragmatisme n’est pas une fin en soi, que si elle peine à faire sa place dans ce nouvel ordre mondial où les seuls succès sont ceux qui se comptent, c’est parce qu’effectivement il y a des choses qui ne se font pas, que le geste compte, et que parfois il faut taper du poing sur la table quand c’est nécessaire. Une invitation à se souvenir de nos valeurs, de nos principes, ceux qui ne rapportent pas tout de suite, mais qui font qu’on sera encore là demain.

Avant de souiller les couloirs d’avions, et tandis qu’Hollywood le réclamait, Depardieu venait à Montréal pour nous lire les confessions de St-Augustin dans une église mal chauffée. Il a su, à ses heures lui aussi, être un souverain improductif…

Chroniques 2012

2013-01-02 09:56:12 -05001

En souvenir d’une année riche et mouvementée, je vous propose de retrouver l’ensemble de mes chroniques de 2012.
Merci encore pour vos lectures et la qualité des échanges que nous avons eu tout au long de l’année.

Je nous souhaite une nouvelle année tout aussi remarquable, meilleurs voeux à tous!

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