L’idiot du village


Autrefois, chaque village avait le sien. C’était le fragile, le trop simple, l’égaré. On n’en parlait pas ouvertement, ou alors quand le vin avait coulé, mais dans les foyers chacun savait que c’était un châtiment que Dieu avait infligé à sa famille, pour des péchés dont on ignorait tout, mais qui devaient être terribles.

Cependant, on respectait l’idiot du village, et on se gardait bien d’en rire. Soit parce qu’il était imprévisible, agressif, et qu’il pouvait déployer une force hors du commun, soit par crainte des vengeances du destin. Trop rarement, on se prenait de tendresse pour lui.

Pourtant il faisait partie intégrante de la communauté, et l’idée ne serait venue à personne qu’il en soit extrait, de quelque façon que ce soit. D’une part parce qu’on pouvait lui confier les tâches les plus ingrates et les plus répétitives, mais surtout parce qu’on pouvait l’accuser de tous les méfaits commis dans le village. Puisqu’il était souvent exempt de parole et de défenses, on accablait l’inconscient, et on sauvait l’honneur des familles respectables. Parfois, on considérait qu’il portait chance, et on se le disputait alors pour s’assurer la victoire dans toutes sortes de rivalités.

Dans le village des nains de Blanche Neige, c’était Simplet. Il avait les yeux bleus de la naïveté éternelle, les manches trop longues pour lui ôter toute habileté, et c’était toujours lui qu’on envoyait en reconnaissance. Dans les hameaux de Provence, l’idiot du village, c’était le fada, celui dont on disait qu’il était possédé par les fées. Inoffensif, on le représentait avec de grands yeux illuminés, et il était particulièrement émerveillé par la beauté de la nativité, par le miracle de Jésus. Il levait souvent les bras vers le ciel, s’extasiait de tout et de rien, et ne rayonnait que par la grandeur de sa naïveté. Enfin, dans la légende de Saint-Élie-de-Caxton, le génial Fred Pellerin vient au secours du pauvre Babine que la nature avait contraint de servir tous ses paroissiens, desquels il fut aussi le bouc émissaire. Sans parole et sans malice, il lui fut presque toujours impossible de se défendre. Malgré son humour magnifique, le conteur masque mal la tragédie, et celui qui avait creusé avec application toutes les tombes de tous les morts de son village, mourut dans la plus austère indifférence.

Il est un endroit du Québec où les choses se sont passées un peu différemment. Dans cette commune plus au nord, l’idiot du village n’appartient pas à la légende, il nous est, au contraire, bien contemporain. Il a dans ses yeux bleus l’innocence de Simplet, il a dans le cœur, comme les fadas de Provence, une dévotion délirante pour le Christ, mais il n’a pas, hélas, le mutisme salutaire de Babine.

Rien ne serait cependant remarquable si ce fragile, ce trop simple, cet égaré, n’était aussi le principal administrateur du village dont il n’aurait dû être que l’idiot. Le malheureux, assis sur le trône de la septième plus grande ville de la province, enchaîne au mieux de ses capacités, âneries et non-sens, jugements hâtifs et précaires. Tantôt évoquant les ouvriers de sa région qui travaillent « comme des nègres », tantôt appelant à la mobilisation « contre Greenpeace et contre les intellectuels de ce monde », ou plus récemment en associant le nudisme à la prostitution et à la pédophilie.

On pourrait égrener encore longtemps le chapelet des ignorances du misérable, mais ce serait vain, inutilement brutal, et finalement indigne. À l’image des habitants des villages d’antan, qui avaient de la sollicitude pour leurs possédés, soyons donc bienveillants.

S’il est vrai que chaque village possédait son idiot, nul doute qu’à Saguenay comme ailleurs il y avait hommes ou femmes d’assez d’esprit et d’instruction pour administrer leurs semblables. Mais hélas ils sont partis en affaires. Hélas elles sont parties actionnaires. Voilà pourquoi on retrouve désormais sur le trône de nos villages, les Simplet, les fadas, les Babine; les attendrissants idiots d’autrefois.

3 réponses sur « L’idiot du village »

  1. Nadia 28 mars 2016 / 06:30

    nous sommes tous tour à tour cet idiot du village , planétaire si j’osais
    égarés, fragiles,
    Amis on nous réveille et somme de rentrer dans le moule ,névrosés,dépressifs,violents,cynique,pervers ou désespérés simplement ,
    empêché d’être cet idiot du village, juste pour un instant ,un instant seulement, cette innocence en quelque sorte, sans nous enfermer
    Aliénés que nous vivons
    La lucidité quelle drame et nonobstant quelle chance
    c’est ainsi, tout comme la liberté elle a un prix ,c’est un fardeau
    A lire et relire Beckett et puis sortir, s’émerveiller devant un mur végétal sur lequel s’énamoure en chant d’élégants chardonnerets en joie malgré la pluie battante.

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  2. Savignac 29 mars 2016 / 14:40

    Je comprends ce que tu veux dire. Sauf que ce texte-ci parle de la faillite de la classe politique. Pourquoi et comment ces doux illuminés en sont venus à gérer les affaires de la communauté? Le cas que je cite ici, le maire de la ville de Saguenay, collectionne les sorties publiques les plus idiotes qui soient. Ma question en conclusion est celle-ci: où sont les gens de talent?

    Dans les affaires, hélas.

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  3. Nadia 30 mars 2016 / 08:43

    Hélas oui (as you say), j’avais bien compris les objectifs de cet article,triste époque ici comme à l’autre bout du monde…
    euphémisme de bienséance.
    mais demain est un autre jour!

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