2015, bilan d’un optimiste

Charlie Hebdo, Pierre Foglia, le Népal, Jacques Parizeau, le bateau de migrants, François Bugingo, la cité de Palmyre, Isabelle Richer, Beyrouth, l’agent 728, Raif Badawi, l’airbus allemand, les fusillades aux États-Unis, Stephen Harper, Jacques Nadeau, le camion de migrants, le niqab, les femmes autochtones, Bombardier, l’éducation, Aylan, Paris.

À noter toutefois le très beau numéro hors-série consacré à Marcel Pagnol, publié en juillet par le Figaro Magazine.

Cher voleur

Je suis celui, ou un de ceux-là, que tu as dépouillé aujourd’hui sur l’heure du dîner, au resto du coin. Avec l’adresse de l’horloger suisse et le sang froid du chirurgien, tu as réussi à extraire le portefeuille du veston que j’avais déposé sur le dossier de la chaise sur laquelle j’étais pourtant assis. À cet effet, j’aimerais te dire quelques mots.

D’abord, bravo. Une fois dépassé le court découragement et la petite humiliation de s’être fait berner comme un débutant, c’est très vite l’admiration qui prend le dessus et qui s’impose. En effet, comment ne pas s’enthousiasmer devant un tel savoir-faire? Pardon de te faire rougir, mais il y a dans le geste que tu as posé à mon endroit aujourd’hui, non seulement la distinction des plus grands mais, j’en suis certain, l’amour du travail bien fait. À cet égard, sache que tu as cogné à la bonne poche, et que la qualité de ton artisanat a été appréciée à sa juste valeur.

J’aimerais également te dire merci. Merci non pas, tu t’en doutes, d’avoir un peu compliqué le dessous de mon sapin, mais de l’avoir fait avec une douceur qui, je te le jure, t’honore. À la fin d’une année terrible, marquée par le sang et les larmes, une année qui a épuisé l’humanité, tu as eu la bonté, je pèse mes mots, de déployer ton ouvrage de la façon la plus pacifique qui soit. Alors qu’il eut été si facile de faire trébucher une grand-mère ou de terroriser le Chinois du coin, c’est en artiste, en Gandhi du Mikado, que tu as procédé. Ne sois pas gêné, je le pense vraiment, et tu mérites ce rare passé antérieur que je t’offre avec plaisir.

Ce soir, je t’imagine chez toi, dans ton repère, en train de contempler ton butin. À peine éclairé par une ampoule sans abat-jour, tu recomptes les billets. Ils sont le fruit de ta virtuosité, ne boude pas ton plaisir, et bois à ma santé. Il y a très longtemps, alors qu’il avait été visité par un piètre malandrin, ton cousin peut-être, le grand Desproges dénonçait l’amateurisme qu’on rencontre parfois dans ta profession, ces “reliquat(s) freluquet(s) de sous-truanderie” qui repartent avec “un vieux sac à main où l’enfant rangeait les billets du Monopoly et ses dents de lait pour la petite souris”. Il avait su saluer ceux de ton rang qui travaillent avec “une conscience professionnelle sur laquelle bien des jeunes gens honnêtes seraient bienvenus de prendre exemple”.

Brassens aussi avait su apprécier son “prince des monte-en-l’air et de la cambriole”, et avait prié Mercure de le préserver de la prison. Il lui avait même dédié une chanson. Si tu me connaissais, tu saurais que mes grands auteurs sont comme mon bel habit et mes passés antérieurs, je ne les sors que pour les grandes occasions.

Cher voleur, mon ami, mon frère, le temps est déjà venu de te saluer et de te souhaiter bonne chance. Et comme le disait encore le poète, sache que “ce que tu m’as volé, mon vieux, je te le donne. Ça ne pouvait pas tomber dans de meilleures mains”.

Avec mon amitié et mon admiration,

PS : Dans la pochette, juste sous la carte de l’hôpital, tu verras, il y a un petit papier plié. C’est la prescription pour les médicaments du petit. Il en aurait besoin rapidement. Merci.

Une odeur merveilleuse de beurre chaud, de citron, et de cannelle

Je m’appelle Galip et j’ai cinq ans. Je regarde par la fenêtre en faisant de la buée sur la vitre froide, avec ma bouche. Dehors, tout est blanc, presque bleu, et le soleil a déjà disparu. À la télévision, il y a des émissions pour enfants que je ne comprends pas encore bien, elles sont en anglais. Je les écoute d’une oreille distraite, en suçant mon pouce. Je suis un peu fatigué, mais je suis bien. J’ai dans mes pieds de gros bas chauds qui me piquent un peu; c’est l’hiver!

Ça sent bon dans la maison! Ma mère prépare un délicieux gâteau aux noix, et mon père essaie de cuisiner des carrés aux amandes, mais il est maladroit! Il y a chez nous des odeurs merveilleuses de beurre chaud, de citron, et de cannelle. Quand je ferme les yeux ça sent encore meilleur! Mon petit frère s’est endormi à l’étage. Dans la rue, des enfants jouent encore dans la neige, malgré l’heure du souper qui approche. Moi je n’y suis pas allé, pas encore. Tout est nouveau ici pour moi, et puis je suis petit, il faut que je m’habitue, surtout à la neige. Nous n’avions jamais vu ça avant de recevoir le visa et de déménager ici! Dans notre petite ville de Kobané, en Syrie, il ne neigeait jamais, il faisait toujours beau.

Il faisait toujours beau, mais c’était la guerre. C’est pour ça qu’on est partis. D’abord, on a fui vers Damas, la grande ville. Mais on a dû quitter vite, c’était pire que chez nous. Alors on est allé à Alep, chez mon oncle. Là, on n’a pas pu rester non plus, ils détruisaient les maisons, même les petites. On ne savait plus quoi faire, on voulait juste rentrer chez nous, près de notre famille. Alors on a décidé d’essayer encore de revenir à Kobané.

Au mois de septembre de l’année dernière, j’avais quatre ans, et des soldats de l’État Islamique ont de nouveau attaqué notre ville. Je ne m’en souviens pas très bien, je me rappelle juste qu’il y avait beaucoup de bruit, beaucoup de cris, et de la fumée noire qui me faisait tousser. J’ai couru en tenant la main de ma mère et en fermant les yeux, pendant que papa est allé chercher mon petit frère qui s’était endormi à l’étage. Nous sommes montés dans un camion qui devait nous emmener vers la Turquie, avec des centaines d’autres personnes de notre ville. C’est là que nous avons passé l’hiver, et c’était très long. Il ne faisait pas froid comme ici, mais nous étions dans des tentes, c’était humide, ça sentait très mauvais, et je ne suis pas allé à l’école. Dans le camp, il y avait plein d’enfants, très sales, des enfants méchants sans parents qui volaient notre nourriture.

Au printemps, mon père nous a dit que la bataille avait cessé à Kobané, et qu’on pouvait retourner enfin chez nous. J’étais tellement content! Maman dansait! Je crois que c’est ce que rêvent tous les humains du monde quand ils sont allés trop loin, trop longtemps: rentrer à la maison. Alors nous sommes repartis, dans un autre camion. Mais quand nous sommes arrivés, la ville entière ou presque avait été détruite. Notre maison, c’était un miracle, était pourtant encore debout, mais elle était en bien mauvais état. Alors mon père a pleuré deux jours sans s’arrêter, assis sur le petit mur près de l’escalier, la tête dans ses deux mains sales et tristes. Quand il s’est arrêté, il s’est relevé, et il s’est mis au travail pour réparer, avec quelques voisins, ce qui était le plus urgent de réparer. Ce n’était pas très beau, mais c’était chez nous.

Un matin de juin, un voisin nous a dit que deux groupes de l’État Islamique, entrés par l’ouest et le sud de la ville, étaient en train de massacrer la population dans les maisons. Ils tuaient aussi les enfants. Alors on est partis, encore. J’ai couru longtemps en tenant la main de ma mère et en fermant les yeux. Il fallait fuir Kobané, il fallait fuir la Syrie, mais cette fois-ci pour toujours.

Ça sent vraiment bon dans la maison! Le gâteau aux noix de maman est prêt, et les carrés aux amandes de papa, même s’ils ne sont pas très beaux, ont quand même l’air délicieux! L’odeur merveilleuse de beurre chaud, de citron et de cannelle doit se répandre maintenant dans tout le quartier et nos voisins doivent être jaloux! Mon petit frère dort encore à l’étage. La rue est maintenant déserte, les enfants sont rentrés se réchauffer dans leurs maisons où leurs parents ont sûrement cuisiné, comme chez nous, des desserts fabuleux! Moi aussi bientôt j’irai jouer avec eux pendant des heures dans la neige. Mais je suis encore petit, et puis je suis tellement bien à la maison, au milieu des parfums sucrés, à écouter chanter maman! Je ne m’ennuie presque plus de Kobané. Notre maison ici est même plus belle! Et puis surtout, ici il n’y a pas la guerre. La nuit je me couche avec une petite veilleuse, et je suis bien.

Je m’appelle Galip et j’ai cinq ans. Je ne regarde pas par la fenêtre en faisant de la buée sur la vitre froide avec ma bouche, parce que je suis mort. Autour de moi, pas d’odeur de beurre chaud, de citron, ni de cannelle, pas d’enfants qui jouent dans la rue, mais le sifflement du vent et les cris effroyables des femmes de Kobané. Le visa, on l’a refusé à mon père. Alors, après Damas, Alep, et les camps infâmes de la frontière turque, après les camions, les tentes, et les espoirs de retour toujours assassinés, on a embarqué, tous les quatre parmi mille, de peine, de peur et d’espoir, sur un bateau pneumatique.

Mon père ère aujourd’hui sans doute d’un camp à l’autre dans une Europe qui ne veut pas de lui. Ma mère repose près de moi dans le petit cimetière de Kobané, et elle me tient la main pour toujours. Mon petit frère? Il s’est endormi sur la plage, le derrière en l’air et la joue contre le sable. Il s’appelle Aylan. Je sais que vous vous souviendrez de lui, et j’aimerais que vous vous souveniez de moi.

2BF0E13600000578-3220746-image-a-33_1441289846708Illustration: Steve Dennis