Merci

Ami humain qui marchais dans mes pas ce matin, j’ai un petit mot pour toi, puisque tu n’en eus pas pour moi. Aussi long que mon ennui à la lecture d’une chronique de Bock-Côté, dont les fortes habiletés d’éloquence ne mettent en évidence que de fortes habiletés d’éloquence, l’hiver nous accable à tel point cette année que seul un élan de solidarité inédit pourra nous faire passer à travers. C’est la raison pour laquelle, empreint d’une humanité quasi-héroïque, j’ai acheté l’Itinéraire et je t’ai tenu la porte, puisque je sentais ton pas glacial derrière le mien, en entrant dans l’édifice en verre dans lequel nous sommes quelques milliers à gaver, au chaud, une poignée d’actionnaires sans âme qu’il serait tentant d’humilier ici, mais je n’enfonce mon poing dans le cul de personne sans une invitation préalable au restaurant, j’ai de l’élégance, des principes, et quelques restes d’éducation.

Ainsi, malgré mon visage de marbre craquelé et mes doigts surgelés par le dernier courant d’air assassin d’un matin sans pitié, j’ai mis mes cent quarante cinq livres de viande durcie en opposition afin que toi, mon semblable, mon ami, mon frère, tu puisses entrer sans effort te réchauffer au plus vite. Puis j’ai entendu un léger silence. Un petit vide que je me suis bien gardé d’interpréter, partisan de la première heure du droit à la seconde chance que je suis. Et ça tombait bien puisqu’une seconde porte, aussi lourde que la première et qu’une chronique de Bock-Côté, succédait à mon effort et il me fit plaisir de te l’offrir, elle-aussi, ouverte.

En guise de reconnaissance, un chien galeux aurait au moins remué la queue. Loin de t’en demander autant, je n’ignore pas les effets du grand froid, était-il déraisonnable d’escompter le début du commencement d’un signe de merci? Tu sais, ce petit mot de cinq lettres qu’on maîtrise, assez tôt, avant même d’arrêter de se chier dessus en souriant? Évidemment, sachant que tu avais regardé V télé toute la veillée, je ne m’attendais à rien de trop articulé et j’étais même prêt à me contenter d’un rot, en autant qu’il me fut adressé comme un vague signe d’appréciation de ma naïve normalité. Mais c’est un second léger silence que tu m’offris en retour, doublé d’un regard que tu ne jugeas pas non plus pertinent de m’accorder.

C’est dommage, c’est un beau mot, merci. Tu sais quoi? Je crois même que c’est mon préféré de tous. Dommage que tu sois tombé sur celui-là. Aux cinq petites lettres  que tu n’as pas jugé utile de prononcer, mimer, roter, j’en ai cinq petites autres à te proposer: Crève. De toutes façons tu l’aurais ouverte sans moi cette porte, n’est-ce pas? Quelle était, par conséquent, ma valeur ajoutée? Oh! voilà des mots qui t’éveillent tout d’un coup! À moins qu’à force de te stimuler le nombril à l’en faire éjaculer, tu aies simplement estimé que ces portes que je te tenais t’étaient dues, comme tous les succès que tu rencontres, uniques fruits de ton mérite? Crève. Pis crève tout seul.

Peut-être que je m’emporte. Peut-être que tu étais juste préoccupé, inquiet, découragé… Un enfant malade, un patron méprisant, un dossier stressant, des dettes étouffantes, une épouse infidèle, une chronique de Bock-Côté?

Mon camelot de l’Itinéraire, celui de la station Square Victoria, tu n’as pas idée de la beauté de ses mercis. Contre trois malheureux dollars à chaque deux semaines, en plus de son magazine, il me remet des yeux, des mains, de tout son être magané de bien plus d’angoisses que toi, que moi, que tout notre ostie de building au complet peut en endurer, une gratitude qui devrait faire crever tes silences de honte.

Je vais finir dans tes mots, des fois que tu me comprennes. Quelle était la valeur ajoutée de ces trois dollars-là? Tu as raison, elle était nulle, ou presque. Même pas de quoi apaiser un estomac pour une heure. Rien de bien efficace. Mais dans ta suffisance, dans ton nombril collant, tu as perdu de vue que dire merci n’est la consécration d’aucune transaction, le fruit d’aucun bénéfice. Dire merci, c’est reconnaître l’existence de l’autre qui a pris la peine de reconnaître simplement la nôtre, quelque soit son effort. Si malgré toutes tes chances tu ne sais plus dire merci, si ce mot-là n’a plus de sens pour toi, si tu n’en vois plus l’utilité, oui crève, pis crève tout seul. Je ne te tiens plus la porte, je te la montre.

Kamikaze

Depuis octobre dernier, l’émission Plus on est de fous, plus on lit! de Radio-Canada a entrepris la construction d’un abécédaire canadien du féminisme, associant chaque lettre de l’alphabet à un ou plusieurs mots en lien avec le combat des femmes. Des invitées se prêtent au jeu en proposant des mots marquants. La semaine dernière, on a confié la lettre K à Judith Lussier, et elle a proposé le mot kamikaze pour illustrer la difficulté d’exprimer le regard féministe sur Internet sans recevoir systématiquement des messages agressifs et haineux. Elle précise que selon une étude du Pew Research Center, les femmes recevraient cent messages haineux contre six pour les hommes. Aussi éloquent que décourageant.

– Chérie, c’est effrayant, j’en conviens, mais il est tout aussi kamikaze de tenter de débattre le point féministe, regarde l’ami Henrard, plus coupable de maladresse que de haine, torturé sans ménagements pendant huit jours, on peut en parler aussi non, de ces abus-là?

– Va pas là mon amour, je veux qu’on passe une belle semaine.

– Comment ça, va pas là?

– Une féministe déteste, avec raison, qu’on lui dise de se taire!

– Ah mais je veux pas lui dire de se taire, je veux juste lui demander de gueuler moins fort! Je suis pas sourd, bordel!

– Une féministe déteste aussi qu’on lui dise comment faire, trésor.

– Donc je peux rien dire?

– Parle donc d’autre chose.

– Wow, je DÉTESTE qu’on me dise de me taire! Moi aussi j’ai des choses à dire, tu sauras! D’abord, Pascal Henrard n’est pas un monstre et le traitement à son endroit était injuste et disproportionné. Ensuite, une femme a-t’elle jamais couru le 100m en dessous de 10 secondes? Jamais. Nelson Mandela, c’était une femme? Non plus. On a des plus gros salaires? Évidemment, on prend plus de risques, à cause de notre testostérone, ça nous rend compétitifs, audacieux, magnifiques. Par contre quand on tombe, on tombe de plus haut, pis on se fait plus mal, pis ça on n’en parle pas hein!  Et Carey Price? c’est une femme Carey Price?

– Peux-tu gueuler moins fort?

– AH! Tu vois que c’est désagréable!

– On tourne en rond chéri, va prendre ta douche.

– Est-ce que tu viens de me pogner une fesse?

– C’était affectueux. Va te laver.

– T’expliqueras ça au juge.

– Tu m’énerves.

– Féministe.

– Crétin.

– …

– …

– Je publie ça?

– Tu veux publier quoi? Nos bavardages stériles?

– Ben quoi, c’est dans l’air du temps, non?