La loi des séries et les enfants du paradoxe

Juillet nous doit encore une semaine et il a déjà fait dérailler trois trains. Après Lac Mégantic au Québec,  Brétigny en France, c’est au tour de Saint-Jacques de Compostelle en Galice. Est-ce que Dieu aime trinité? Est-ce qu’un malheur ne vient jamais seul? Est-ce que la tristesse aime la compagnie?

Comme j’aime plus mon frère que mon cousin, mon cousin que mon voisin, et mon voisin qu’un marcheur inconnu et illuminé sur la route de Saint-Jacques de Désespoir, c’est encore à Mégantic que je pense ce soir, tandis que la télé m’invite à consommer du déraillement ibérique, plus frais, plus chaud. D’abord, je tiens à signifier le manque de savoir-vivre des chemins de fer français et espagnols, à qui je me permets de rappeler que le deuil est d’une durée des plus variables, et qu’il eut été de bon ton de ne pas l’interrompre si tôt par des déraillements intempestifs et bruyants, comme autant de couteaux dans autant de plaies encore tièdes.

Par ailleurs, quand un chanteur britannique légendaire, miraculeusement rescapé du LSD sans doute par un anoblissement salvateur, prend la peine d’apaiser les chairs meurtries de nos frères à nous, il est de bien mauvais goût de faire siffler à nouveau, même ailleurs, le train du cauchemar, tandis que la chanson du répit est à peine finie. Comme si la tristesse aimait vraiment la compagnie.

Il doit s’en pleurer ce soir des jamais deux sans trois de fatalité dans les rues de Lac Mégantic. Il doit s’en perdre des espoirs, et le vacarme de Galice couvre déjà la mélodie de l’Anglais.

Devinette: savez-vous combien d’enfants faut-il réunir dans une même salle de classe pour s’assurer que deux de ces enfants aient leur anniversaire le même jour? Trois cent soixante cinq? Trois cent soixante quatre?

Vingt-trois.

On appelle ça le paradoxe des anniversaires. Ne me demandez pas pourquoi, les probabilités mathématiques m’échappent autant qu’à vous, sinon plus. C’est à priori inexplicable, ça nous bouscule le cohérent, ça nous décrisse l’intuition, mais c’est ainsi.

Résumons: nos intuitions nous trompent, jamais deux sans trois n’existe pas et la loi des séries non plus. C’est une vision de l’esprit des humains, un raccourci émotif provoqué par une mauvaise maîtrise des probabilités mathématiques, doublé d’un refus du hasard et de ses errements aussi incompréhensibles que parfois injustement cruels.

Ce soir, le télé-journal revient sournoisement tenter de figer la douleur pour toujours avec ce nouveau train de chagrin, comme si nos morts ne suffisaient pas.

Alors quand le malheur viendra, car il viendra encore, nous écraser d’évidente éternité, il faudra, à Lac Mégantic ou ailleurs, se souvenir des enfants du paradoxe, parce qu’ils nous disent qu’il faut souvent parcourir bien moins de chemin que ce que l’on croit pour retrouver le sourire.

 

Le blog d’un condamné, épilogue de l’épilogue

Quelques mots seulement, il eut beaucoup plus d’attention qu’il n’en mérita…

Personne n’est mort, comme on s’en doutait, et l’auteur de ce truc – je ne trouve pas d’autres mots – est un blogueur belge dénommé Lionel Dricot. On se souviendra du bruit, on oubliera vite l’auteur et une littérature plus qu’approximative.

Je lui dois toutefois un texte sur l’authenticité des émotions (merci Lionel), et une petite mise au point car non, Dieu merci, je n’étais pas l’auteur de ce « truc ». Je reste d’ailleurs un peu fâché qu’on ait pu un instant y songer…

Toute l’histoire est là, entrez le mot de passe « lionel », ça lui fera bien plaisir: http://ploum.net/cest-la-vie

Allez Lionel, savoure, et bon retour dans l’anonymat.

Les efficaces

Il est devenu, à mes yeux, un des pires mots de la langue française. Pourtant on ne jure que par lui, pourtant il est encensé. Plus qu’un mot, c’est désormais un projet permanent, une religion de chaque instant, et son absence garantit, tantôt le courroux, tantôt le mépris. Je veux parler de l’efficacité.

Le dictionnaire lui donne deux sens, comme un signe de notre époque. Initialement, on qualifiait d’efficace une personne, un objet ou une situation qui produisait l’effet attendu. Le second sens, qui est en fait devenu le premier, parle plutôt de résultats performants. Voyez-vous le glissement de sens? Et quel est le problème me direz-vous? Difficile en effet, particulièrement aujourd’hui, d’être contre cette vertu, créatrice de tant de satisfactions, de tant de confort.

L’efficacité performante est devenue la norme. Mieux, elle s’est introduite dans la morale, et gare à celui ou celle qui ne rencontre pas ce nouveau standard; la condamnation est imminente, car la tolérance et l’empathie ne font pas bon ménage avec l’efficacité. Ainsi, les efficaces, font tout parfaitement bien. Ils gèrent et font performer leurs vies, professionnelles et personnelles. Leurs soupers sont presque parfaits, leurs carrières aussi. Tout est toujours en amélioration continue, et entre REER et divertissement, l’individu s’associe chaque jour un peu plus au rendement, produit ultime d’une vie efficace, d’une vie réussie. Ce qui, admettons-le, rend foncièrement superflu, l’achat du journal l’Itinéraire. Parce que si l’efficace est performant, il n’en attend pas moins du monde qui l’entoure.

Retour à mon dictionnaire. Un événement soudain et inattendu qui entraîne des dégâts et des dommages, c’est la définition d’un accident. L’efficace, dans son excellente gestion, y est peu sujet. Ainsi l’enfant de l’efficace ne se noie pas dans la piscine familiale. Fort de sa tribu intacte, fruit de son excellence, l’efficace développera peu d’empathie envers son faible voisin, indéfendable coupable de ce que j’appelais l’an dernier, une minute d’éternité. L’efficace est en contrôle du soudain, en contrôle de l’inattendu.

Cet été, l’efficace est en colère, et il le fait savoir. Un train fou, chargé de pétrole, est venu s’écraser sur la petite ville de Lac Mégantic, faisant cinquante morts. Après une rapide pensée pour les victimes et les âmes restantes, en peine pour toujours, l’efficace, expert polyvalent, dénonce. Il identifie parfaitement les lacunes. Les lacunes du chauffeur, les lacunes de son patron, tandis que l’enquête commence à peine. Il veut trouver l’inefficace qui a fait ça. Là encore, on ne peut évidemment pas contrarier la vertu de vouloir comprendre, apprendre, afin que plus jamais ne soit possible une pareille tragédie.

C’est pourquoi on enquêtera, on analysera, et la cause de l’accident sera identifiée. Des sanctions seront prises, peut-être contre le chauffeur, sûrement contre le patron. Pourtant le vrai coupable continuera sa route, sans embûche ni procès, protégé par nos propres références. Car c’est bien l’efficacité qui a fait ça. Celle qui voulait tout optimiser, celle qui ne pensait que rendement, que performances. Celle qui réduit les coûts inutiles, celle pour qui une dépense de sécurité n’a pas plus de sens qu’un verrou dans la cour du voisin, qu’un trois piastres à l’Itinéraire.

Alors sommes-nous collectivement, comme d’aucuns l’ont prétendu, responsables de l’accident de Lac Mégantic? Je ne crois pas. Mais nous louons le même Dieu que le coupable, cette efficacité performante qui apporte tant de satisfactions, tant de confort, et qui protège si parfaitement notre petite tribu, quitte à laisser du monde au bord d’autres routes, du monde au bord d’autres voies.

Occupy Port-au-Prince

Janvier 2010, Patrick Lagacé est à Port-au-Prince. Pour La Presse, il tente de rapporter l’indicible, de décrire le chaos, d’émouvoir, si possible, nos âmes gavées à crédit. Dans une de ses chroniques, celle du 27, il parle « des chocs qui vont de soi », comme l’histoire de cette mère qui lui demande s’il va laisser mourir sa fille de deux ans, prise de vomissements et de diarrhée… Un peu plus loin, il nous parle de son étonnement de voir ce petit salon de beauté ré-ouvrir, dans les ruines, et cette Esther appliquer du vernis sur les ongles de la jolie du coin. Et il observe, avec raison, que la vie reprend, tout simplement. Mais à l’autre coin de la rue, il comprend mal que le concessionnaire Porsche ré-ouvre, lui-aussi. Il parle alors, indigné et avec raison je crois, d’indécence, de pornographie, tandis qu’un modèle Cayenne prend son virage.

Entre vous et moi, à Port-au-Prince ou à Westmount, c’est vulgaire de toutes façons, une Porsche.

Août 2012. À la fin d’un printemps sucré à souhaits, j’écrivais, enragé contre ce truc qui, plus cette année-là qu’une autre, me donnait la nausée: le dîner en blanc: « ton champagne tiède me fait roter, jeunesse dorée. Ton élégance n’est pas celle de l’âme, jeunesse friquée. Ton blanc est démodé, jeunesse ridée. As-tu remis le trajet de ta stagnation délavée, jeunesse gavée? C’est en rouge que tu dois dîner, jeunesse imaginée. Je ne t’aime pas, jeunesse décolorée (…) Pourquoi dînes-tu en blanc, jeunesse entamée? Pourquoi donc la matraque te ménage-t-elle, jeunesse privilégiée? Pourtant, tu es bien plus vulgaire que le rouge, crois-moi. Tes rêves sont laids, tu les maquilles en blanc, mais nous ne sommes pas dupes. Tu dînes avec la couleur du mépris de l’arc-en-ciel de nos différences. Tu dînes sans moi, sans elle, sans lui… tu dînes tout seul, jeunesse inventée (..) Il n’y eut, cette année, pas de plus belle couleur que le rouge, mais tu as séché au soleil d’un printemps qui t’a fait sourire, jeunesse éteinte, au regard si méprisant. Étouffe, ce soir, de ton caviar, et disparait jusqu’à l’an prochain. Demain, le rouge revient. Le rouge de l’émotion, celui qui ne se pose jamais sur tes joues, jeunesse décédée. »

Ouf.

Juillet 2013. Une délégation montréalaise est en route pour Haiti. Dans ses valises, ni antibiotiques, ni projet humanitaire ayant pour but de soutenir les dizaines de milliers de personnes qui vivent encore, trois ans après le séisme, dans des abris de fortune dans des conditions de salubrité insoutenables et dans une insécurité croissante, comme en témoigne ce rapport d’Amnesty International, mais un projet d’un raffinement bien plus grand: Le dîner en blanc.

Entre vous et moi, à Montréal c’était vulgaire. À Port-au-Prince, c’est obscène.

Ôter notre chapeau

J’étais à l’extérieur cette fin de semaine et c’est à mon retour dimanche soir que j’ai pris connaissance du brasier de Lac Mégantic. Comme tout le monde, c’est avec effroi et incompréhension que j’ai pris la mesure de la catastrophe, aidé par une couverture médiatique d’envergure. Très vite, j’ai vu les images de la dévastation, j’ai vu le regard perdu des voisins.

Je ne suis pas touché directement, je ne connais personne là-bas, et je ne crois pas que des proches étaient dans le coin. Je n’aurai pas de deuil à faire, je n’aurai personne à soutenir, personne à consoler. Je suis un spectateur ahuri parmi d’autres, épargné par le hasard d’une fortune pour l’instant bienveillante.

Pourtant, l’émotion est là, vive, confrontante et confuse, malmenée par les mille et une questions relayées par mon poste de radio ce matin. On y parle de bilan désastreux, de sécurité ferroviaire, d’interventions provinciales, fédérales, de déclarations maladroites, de responsabilités, d’irresponsabilités…

J’ai maintenant à ma disposition une quantité d’informations suffisante pour me faire une idée précise de la situation et commencer à émettre, là une opinion, là une critique, là un jugement, voire plusieurs. Alors je ne vais pas m’en priver, et ce n’est pas là l’unique privilège du chroniqueur, c’est désormais celui de tous puisque la technologie a libéré la parole immédiate. Médias sociaux, tribunes téléphoniques, vox pop, autant de crachoirs dans le café du commerce à ciel ouvert au comptoir duquel nous siégeons désormais en permanence.

Et c’est le bruit infernal. Un bruit aussi inutile qu’immoral, tandis que les corps fondent encore sous la braise et que des espoirs désespérés sont hurlés au ciel.

Les sauveteurs fouillent, les enquêteurs enquêtent, les aidants aident, les politiques gèrent, les analystes analysent. Nous, les bavards, nous sommes des bavards sans conscience, fabricants d’un vacarme indécent, peut-être pour ne pas regarder en face la mort et ses chagrins insoutenables.

Mais nous couvrons le bruit des sanglots, alors qu’on devrait simplement donner du silence, incliner la tête, et ôter notre chapeau.