Le faiseur d’anges

Elle avait dix-sept ans, moi j’avais des boutons, et on s’aimait avec l’emportement, la fougue, et la maladresse de nos quelques printemps. Un jour, on s’est aimé un peu trop fort, à en oublier le reste.

Dans la salle d’attente, au milieu de ventres de joie, on devenait adulte un peu trop tôt, un peu trop tristes. Je lui tenais la main gauchement, honteux et impuissant de mes entrailles intactes. Dans la chambre, pendant le siècle qu’a duré cet après-midi là, j’étais assis à côté d’elle, attendant l’effet du traitement, dans un siège trop grand pour moi.

Elle est allée à la salle de bain, elle a hurlé, j’ai couru, et j’ai tiré la chasse d’eau. Ses larmes, sa pâleur, puis son silence.

Cet amour, pourtant si bouillant, a pris fin quelques mois plus tard, après une lente disparition de nos sourires.

Personne n’est pour l’avortement, ça n’est qu’un torrent de tristesse et de solitude. Quand le premier rayon du soleil réveille l’humanité, la terre entière n’a qu’une envie: se pencher sur un berceau plein de vie, et non pas regarder le fond rouge d’une cuvette souillée. Il n’y a pas de pro, il n’y a pas d’anti, il n’y a que le soleil.

Mais parfois on s’égare, parfois on néglige, parfois on se résigne, parfois on s’échappe. Parfois même on force, parfois même on viole.

Égarement, négligence, résignation, viol… À choisir, convenons-en, il vaut mieux la chaleur et l’amour d’une étable de Bethléem.

La joue d’un enfant se creuse contre un sein malheureux, et il est loin le soleil.

Salut Morgentaler.

Mamy est tombée

On l’a trouvée ce matin vers neuf heures, dans la salle de bain. À bientôt quatre-vingt sept ans, Mamy est tombée, impuissante comme une tortue sur le dos. De ses doigts aussi fripés que les pattes du reptile encabané, elle a toutefois réussi à attraper un coin de serviette pour s’en faire un oreiller. Bancale, mais pas folle, Mamy.

Mamy est tombée, sans Papy pour la redresser parce que, passionné de jardinage, il a décidé il y a quelques années, d’aller voir si c’est vrai que les pissenlits sont meilleurs par la racine. Et s’il parait que oui, rien à faire, on ne le saura vraiment que quand sera venu le temps de partager enfin, avec Papy, la divine salade.

Elle était tranquille Mamy quand on l’a trouvée. On ne sait pas trop quand elle est tombée. Une heure plus tôt, ou la veille, peut-être. La famille est aux abois, priant les Dieux de l’instabilité qu’elle ne soit pas restée toute la nuit les quatre fers en l’air, au prix d’une insupportable culpabilité passagère.

Moi, j’ai pensé à Jacques Brel et à la pendule d’argent qui ronronne au salon, celle qui dit oui qui dit non. Je n’ai rien dit, ce n’était pas convenable, mais je lui ai peut-être souhaité, cette nuit sans pendule.

Mamy, c’est pas fait pour elle, Jacques Brel. Mamy, du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit, je crois qu’elle s’ennuie, même si ça nous rassure. Et comme Mamy, on le sait maintenant, ne verra jamais les canaux d’Amsterdam, comment ne pas lui souhaiter d’avoir envoyé chier Brel et d’avoir, à la fenêtre, au fauteuil, ou au lit, préféré la fantaisie d’une nuit dans un petit ailleurs? Aux baisers tièdes, pincés, et dégoûtés de la visite, comment ne pas avoir choisi, faute du vent des canaux, le fraicheur de la céramique?

Mamy n’est pas morte. Je suis un petit peu déçu, et dès qu’elle aura repris ses esprits, je ne manquerai pas de lui faire savoir.

Vas t’en Mamy, tu mérites mieux que Brel et son infernal et interminable ronron. Qu’est-ce que tu fous encore là? D’abord, disons-nous les vraies affaires; aussi vaillante puisses-tu avoir été, ce n’est pas pour te fâcher Mamy, mais il y a belle lurette que tu as quitté la colonne des recettes pour celle des dépenses. Et pardon, mais c’est très mal vu de nos jours, ce sont des colonnes essentielles, Mamy.

Et puis Mamy, un enfant, ça a dix ans, pas soixante-cinq. Vas t’en Mamy, même tes enfants sont vieux.

Mamy n’est pas morte, parce que Mamy ne veut pas mourir. D’abord, depuis que Papy jardine par en-dessous, et comme, disons-le, il n’était pas de tout répit, il est des repos qui valent d’être prolongés.

Mais surtout…

Mamy est tombée, pour nous dire une dernière fois combien elle existe encore, et combien elle a existé. Mamy, elle sent le pipi, mais elle a gagné la guerre. Mamy, elle a eu vingt ans, et des seins à faire perdre la raison. Mamy, dans ce monde devenu fou, elle tombe pour nous dire qu’aussi absurdes ou grandioses puissent être nos rêves, minables ou luxueuses nos maisons, idiotes ou rentables nos prétentions, jamais, jamais tout cela n’aurait existé sans elle. Et pour ça, juste pour ça, elle nous invite à venir faire un petit tour de temps en temps, histoire de voir si des fois, elle ne serait pas tombée.

Mais comme on s’en crisse un peu et qu’on a de beaux projets, alors vas t’en Mamy, tu mérites mieux que Brel, tu mérites mieux que nous.