Roule, câlisse

Je suis cycliste. C’est mon principal moyen de transport. Chaque jour, je sillonne Montréal avec deux projets en tête: me rendre à destination, et rester en vie.

Le vélo en ville, il faut être pour ou contre, aucune alternative. Parce qu’on est en 2016, et que les réseaux sociaux ont séparé le monde en deux: les pour et les contre. Les pour et les contre tout, tout le temps. Cette régression cognitive, cet affaissement de notre jugement, c’est le misérable spectacle de notre intelligence, étendue sans vie à un carrefour, sous le drap blanc de l’opinion triomphante.

Je suis cycliste, et à la fin d’un été meurtrier sans surprise, j’écoute la rumeur publique et son immense bêtise. Je l’écoute s’haïr sur la base d’un moyen de transport, et je vois cette haine imbécile se déployer tout au long de mes parcours quotidiens, chaque jour un peu plus dangereux.

Les automobilistes sont acariâtres, plus hargneux que jamais, et certains animateurs de radio s’assurent que leur aversion demeure en tout instant vivante et vibrante. Les taxis, lobotomisés par trop de temps de volant sur une route qui ne les mène jamais nulle part, ne sont plus capables de distinguer une piste cyclable d’un stationnement Ikéa, un cône orange d’un touriste français, un bac de recyclage d’une étudiante en Bixi. Les chauffeurs d’autobus, étourdis par la routine et désabusés par l’indifférence, conduisent la tête en voyage, en rêvant à des jours meilleurs, tandis que les chauffeurs de camions, aux patrons si intransigeants, fendent la ville un oeil sur le chronomètre et l’autre dans leur angle désespérément mort.

Et puis il y a nous, les cyclistes, les plus fragiles de cet écosystème nerveux et sous influence. À défaut de carrosserie (et de casque pour les plus élégants), on a décidé de couvrir nos déplacements de noblesse. Nous serions donc, avec notre vulnérabilité et notre vieille bécane, une sorte de peuple auto-élu de la modernité. Intouchable parce que vulnérable, et anobli par des valeurs progressistes plein le porte-bagage.

Fantaisie arrogante. À la vérité, nous sommes aussi dangereux et méprisants que les autres locataires de la chaussée. Pour s’en convaincre, il suffit d’un simple trajet à bicyclette. Quinze minutes suffiront pour faire le décompte aberrant des incivilités répétées par  la plupart des cyclistes de la cité. Arrêts, priorités, feux de circulation, aucun règlement ne m’effleure ni me concerne, et il est de la responsabilité du prolétariat pétrolifère de prendre soin de moi en tout temps, quelque soit la force de mon mépris. Alors je coupe, je dépasse à droite, à gauche, je dépasse aux intersections, et je hurle mon immunité à la moindre occasion.

L’autre soir, je suis allé au cinéma, voir le très beau et très utopique Demain. On y parle de la possibilité d’une société plus juste, plus authentique, plus humaine. Un monde dans lequel on priorise l’économie locale, l’écologie, l’agriculture responsable. Un monde où le collectif prend le dessus sur les individualités, et où l’entraide domine les échanges. Un monde plus empathique, plus altruiste, un monde possible qui ne veut laisser personne sur le bord du chemin.

Ce soir-là, après la projection, je me suis couché enthousiaste et plein d’espoir. Le lendemain, de retour au front sur la piste cyclable, je repensais à tout ça, et je me suis demandé: comment faire pour partager le monde, alors qu’on n’est même pas capable de faire un petit bout de route ensemble, chaque matin?

Puis j’ai entendu: roule, câlisse.

Lutte des genres, critique d’un projet stérile

Savez-vous ce qu’est le mansplaining?

C’est une trouvaille du féminisme de combat que j’adore, et qui peut se résumer ainsi:

Se dit d’un homme qui s’adresse de façon condescendante à une femme avec l’intention de lui expliquer ce qu’elle sait déjà, et comment bien faire ce qu’elle fait en réalité bien mieux que lui. L’expression prend toute sa force quand c’est le féminisme et la condition féminine qui sont au coeur de l’échange.

Il m’est arrivé à quelques reprises de me faire accuser de mansplaining alors que je participais honnêtement à des discussions sur ces sujets. Au début ça avait tendance à me fâcher parce que je trouvais cela faux et injuste, jusqu’à ce que je comprenne que c’est un outil redoutable pour triompher instantanément de l’adversaire. En effet, il s’agit d’un argument ad hominem qui permet de changer l’opinion d’un homme sur la condition féminine en tentative de prise de contrôle directement issue des pires patriarcats, avec une sournoiserie hautaine, en prime. Cette arme fatale ne permet pas juste de disqualifier les arguments de l’homme qui s’exprime, il disqualifie l’homme qui s’exprime par sa simple condition d’homme. C’est une réduction au silence qui interdit avec astuce l’analyse des éléments défectueux. À noter que des femmes peuvent être taxées de mansplaining si d’aventure leurs propos devaient démontrer quelque signe de dissidence.

Cette merveille d’ingénierie du langage est issue des universités américaines, en revanche on la retrouve très peu dans le féminisme européen, qui considère que l’égalité ne peut se faire sans un partenariat actif entre les hommes et les femmes. Il s’agit d’un réalisme élémentaire dont on peut se surprendre qu’il peine tant à traverser l’océan.

Le mansplaining fait donc partie d’une trousse à outils rhétorique utilisée par le féminisme de combat pour faire triompher ses idées. Mais plutôt que de m’en indigner, j’ai décidé de m’en amuser, parce que ces astuces de langage sont un réel plaisir à décortiquer pour l’amoureux des mots que je suis. J’ai même passé l’éponge sur la malhonnêteté intellectuelle pour me concentrer sur mon unique plaisir. Ainsi chaque sortie de ce genre se transforme en charade, en devinette, en rébus.

Dans la publication Facebook ci-dessous, l’auteure Lili Boisvert entreprend de qualifier de féminicides les meurtres de Clémence Beaulieu-Patry et de Reet Jurvetson. Mon plaisir littéraire est d’emblée gâché puisqu’il s’agit de deux crimes sordides, et rien ne m’invite plus vraiment à sourire. Cependant ma curiosité me pousse quand même à vérifier car l’affirmation est loin d’être légère. Si nous devions observer une augmentation et une banalisation de ces types de meurtres, cela signifierait que notre société est en train de basculer dans un véritable chaos.

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La caractéristique du féminicide (on ne dit pas meurtre féminicide, la notion de meurtre est incluse dans féminicide), c’est quand le mobile du meurtre réside dans le fait que la victime est une femme. Par exemple, le drame de Polytechnique était un insupportable féminicide. Mais le simple fait que la victime d’un meurtre soit une femme ne peut à lui seul caractériser le féminicide si le mobile est autre.

Dans le cas du meurtre de Clémence Beaulieu-Patry, le mobile du meurtre est le rejet amoureux, on ne peut donc pas parler de féminicide, même si la victime est une femme. Cela n’enlève évidemment rien à l’horreur de cette tragédie, et aucun mobile ne saurait la justifier. Dans le cas de Reet Jurvetson, si elle est une victime de Manson comme on le croit, on ne peut probablement pas non plus parler de féminicide puisque nous avons à faire à un psychopathe qui a tué à la fois des hommes et des femmes, et à chaque fois pour des mobiles différents (héritage, etc).

Quant aux exemples suivants à vocation absurdes (voleur, bagarre, collusion), ils sont une pirouette de langage pour dire vrai un peu décevante par rapport à d’autres astuces de langage féministe qui font mon admiration.

Cependant une fois la charade élucidée, reste la question du pourquoi? L’auteure de cette proposition est une femme résolument brillante, et l’hypothèse de l’erreur ou du malentendu est par conséquent à exclure. Il s’agit donc d’une récupération intentionnelle dont l’objectif est de convaincre que tout ce qui arrive aux femmes leur arrive à cause de leur condition de femme. C’est au coeur du féminisme de lutte, et je dirais même que c’est sa condition de survie puisqu’il justifie son existence à travers ce genre de démonstration plus ou moins habilement croquée (ici le trait était un peu grossier, mais quand même efficace).

La particularité de cette forme radicale du féminisme, c’est qu’il est, en réalité, beaucoup plus concerné par son propre sort en que par celui des femmes.

Ce paradoxe s’est illustré récemment avec les déclarations de la ministre Thériault et de Marie-France Bazzo, lesquelles ayant simplement signifié qu’elles ne se considéraient pas comme féministes, ce qui a provoqué des réactions très violentes à leur endroit de la part… des féministes radicales. Autrement dit, des femmes qui incarnent la réussite et l’indépendance ont eu pour principales agresseures des personnes qu’on aurait volontiers imaginé réjouies de ce succès.

Ce paradoxe s’illustre également dans des démonstrations fallacieuses comme celles décrites plus haut, puisqu’en imposant aux femmes un destin systématiquement tragique, non seulement on adresse à la société un problème qui ne reflète pas la réalité, mais on confère au féminisme des attributs de manipulation et de malhonnêteté qui finissent par nuire à la cause réellement noble et nécessaire du féminisme. On comprend mieux alors la distance que de nombreuses femmes prennent avec cet activisme d’usurpation. Notez par ailleurs que ce paragraphe est particulièrement éligible au titre de mansplaining. Notez en fait que tout le texte l’est.

Ces exemples illustrent bien que certaines branches radicales du féminisme nuisent aux femmes bien plus qu’elles ne les servent. Et c’est éloquent au point de s’interroger si les tenants de cette idéologie n’ont pas finalement pour objectif une aggravation de la condition féminine, ce qui aurait pour effet de légitimer leur existence. Puisqu’elles travaillent à une aggravation des perceptions, la question n’est pas si farfelue qu’elle en a l’air. En effet, la diminution des inégalités entre les hommes et les femmes augureraient d’une perte d’influence du féminisme radical et de ses représentants.

Et c’est là je crois qu’il faut faire preuve de beaucoup de vigilance. Si certains idéologues tordent la vérité à l’aide d’une rhétorique frauduleuse, il est capital de garder à l’esprit que le féminisme demeure un combat légitime et essentiel, dans lequel chacun doit s’engager quotidiennement et sans réserve. Rien ne doit être infligé à une femme pour le seul motif qu’elle est une femme, et rien ne doit lui être compliqué ou interdit à ce même titre.

Idéalement, rien ne devrait être infligé à une femme. Aucune violence, aucune souffrance, aucune injustice. Et les hommes devraient aussi pouvoir se prévaloir de ça. Mais l’humanité n’est malheureusement pas à la hauteur de ses idéaux. Si le monde dans lequel on vit semble plus sûr qu’au cours des siècles passés, il demeure que la violence est inhérente au genre humain. La réalité est suffisamment sombre pour qu’on ne lui impose pas, en plus, une inutile et stérile lutte des genres. Alimenter l’idée que la moitié de nous a pour projet l’assujettissement de l’autre moitié de nous est aussi absurde qu’improductif.

Des systèmes idéologiques, politiques, religieux, financiers accablent l’humanité et soumettent tantôt ses hommes, tantôt ses femmes, en toute impunité. Quelle est la priorité? Faire la comptabilité frénétique des victimes pour qu’un camp puisse décréter l’autre coupable et réclamer le monopole du malheur, ou faire front ensemble pour fabriquer un monde meilleur?

Ce texte va entraîner des réactions, sans doute virulentes. C’est de bonne guerre, comme on dit. Il y aura ceux qui n’auront lu que le titre (vous les saluerez de ma part puisqu’ils ne se sont pas rendus jusqu’ici), et ceux qui déformeront les mots, pour mieux les embrasser, ou pour mieux les dénoncer. Certains imbéciles en profiteront pour tenir des propos haineux et misogynes, d’autres brandiront des chiffriers incontestables pour faire triompher leur écurie. Lili Boisvert est dans ce texte parce j’ai lu son propos et que je l’ai trouvé intéressant. J’aurais pu réagir à l’argument de quelqu’un d’autre, c’est un hasard. Alors même contrarié, je vous demande avec insistance de chahuter le message et non pas la messagère. Quiconque a un jour fait ça, je vous le jure, en est sorti grandi. Quant à moi, je m’en remets à votre bon jugement.

Namasté.

La mort Airbnb

Sur mon fil Facebook depuis hier, la quantité et l’intensité des réactions au décès de Jean Lapierre me laissent pour le moins perplexe.

Si l’émotion et le choc vont de soi pour les gens qui le connaissaient et le côtoyaient, l’intensité avec laquelle des gens comme moi – de simples spectateurs – réagissent, tout cela me laisse un peu dans l’incompréhension, pour ne pas dire en face d’un grand découragement.

Comment ne pas s’étonner que certains se retrouvent ce matin littéralement effondrés alors que je n’avais pas décelé jusqu’à hier le moindre soupçon d’intérêt pour cette personnalité en particulier? Comment l’indifférence d’hier a pu être remplacée sans délai par un si puissant et désespéré amour?

Brassens avait observé le phénomène d’idéalisation spontanée lorsqu’on vit un décès: les morts sont tous des braves types, disait-il. Mais ce que j’observe ici, ce n’est pas tant l’idéalisation du défunt (je suis même assez d’accord avec cette pratique bienveillante), mais plutôt l’idéalisation de l’amour qu’on lui portait qui, soyons honnête, constitue le triomphe du grotesque et de l’indécence.

Je pourrais écrire un texte interminable sur tout ça, un livre même, sur le monde dans lequel on vit depuis l’avènement des réseaux sociaux. Ça s’appellerait La Fiction, ou un truc du genre. Ça parlerait d’une époque où on deviendrait taxi parce qu’on a une auto, où on deviendrait hôtel parce qu’on a un divan, où on deviendrait photographe parce qu’on a un crisse de téléphone. On y deviendrait, pourquoi pas, grand reporter sur Twitter, et on serait une chaîne de télé toute entière grâce à l’arrogance et à Youtube. Dans cette vie de fiction, on confondrait fièrement l’outil et la fonction, la popularité et le talent, l’acné et l’expérience. Dans cette vie de fiction, on aimerait d’un amour égal et total, sa mère, une revue d’adolescents cuisiniers, et un journaliste politique. À la perte brutale de l’un des trois, on se retrouverait dans un désarroi profond et spectaculaire, aux frontières de l’inconsolable, au début d’un grand deuil.

Je pourrais écrire un texte interminable sur tout ça, un livre même, mais la seule idée de ce monde-là m’ôte toute énergie, voire tout espoir. Alors je vous propose à la place un peu de silence. Ah oui, parce que dans La Fiction, c’est ce qui manquera le plus.

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L’idiot du village

Autrefois, chaque village avait le sien. C’était le fragile, le trop simple, l’égaré. On n’en parlait pas ouvertement, ou alors quand le vin avait coulé, mais dans les foyers chacun savait que c’était un châtiment que Dieu avait infligé à sa famille, pour des péchés dont on ignorait tout, mais qui devaient être terribles.

Cependant, on respectait l’idiot du village, et on se gardait bien d’en rire. Soit parce qu’il était imprévisible, agressif, et qu’il pouvait déployer une force hors du commun, soit par crainte des vengeances du destin. Trop rarement, on se prenait de tendresse pour lui.

Pourtant il faisait partie intégrante de la communauté, et l’idée ne serait venue à personne qu’il en soit extrait, de quelque façon que ce soit. D’une part parce qu’on pouvait lui confier les tâches les plus ingrates et les plus répétitives, mais surtout parce qu’on pouvait l’accuser de tous les méfaits commis dans le village. Puisqu’il était souvent exempt de parole et de défenses, on accablait l’inconscient, et on sauvait l’honneur des familles respectables. Parfois, on considérait qu’il portait chance, et on se le disputait alors pour s’assurer la victoire dans toutes sortes de rivalités.

Dans le village des nains de Blanche Neige, c’était Simplet. Il avait les yeux bleus de la naïveté éternelle, les manches trop longues pour lui ôter toute habileté, et c’était toujours lui qu’on envoyait en reconnaissance. Dans les hameaux de Provence, l’idiot du village, c’était le fada, celui dont on disait qu’il était possédé par les fées. Inoffensif, on le représentait avec de grands yeux illuminés, et il était particulièrement émerveillé par la beauté de la nativité, par le miracle de Jésus. Il levait souvent les bras vers le ciel, s’extasiait de tout et de rien, et ne rayonnait que par la grandeur de sa naïveté. Enfin, dans la légende de Saint-Élie-de-Caxton, le génial Fred Pellerin vient au secours du pauvre Babine que la nature avait contraint de servir tous ses paroissiens, desquels il fut aussi le bouc émissaire. Sans parole et sans malice, il lui fut presque toujours impossible de se défendre. Malgré son humour magnifique, le conteur masque mal la tragédie, et celui qui avait creusé avec application toutes les tombes de tous les morts de son village, mourut dans la plus austère indifférence.

Il est un endroit du Québec où les choses se sont passées un peu différemment. Dans cette commune plus au nord, l’idiot du village n’appartient pas à la légende, il nous est, au contraire, bien contemporain. Il a dans ses yeux bleus l’innocence de Simplet, il a dans le cœur, comme les fadas de Provence, une dévotion délirante pour le Christ, mais il n’a pas, hélas, le mutisme salutaire de Babine.

Rien ne serait cependant remarquable si ce fragile, ce trop simple, cet égaré, n’était aussi le principal administrateur du village dont il n’aurait dû être que l’idiot. Le malheureux, assis sur le trône de la septième plus grande ville de la province, enchaîne au mieux de ses capacités, âneries et non-sens, jugements hâtifs et précaires. Tantôt évoquant les ouvriers de sa région qui travaillent « comme des nègres », tantôt appelant à la mobilisation « contre Greenpeace et contre les intellectuels de ce monde », ou plus récemment en associant le nudisme à la prostitution et à la pédophilie.

On pourrait égrener encore longtemps le chapelet des ignorances du misérable, mais ce serait vain, inutilement brutal, et finalement indigne. À l’image des habitants des villages d’antan, qui avaient de la sollicitude pour leurs possédés, soyons donc bienveillants.

S’il est vrai que chaque village possédait son idiot, nul doute qu’à Saguenay comme ailleurs il y avait hommes ou femmes d’assez d’esprit et d’instruction pour administrer leurs semblables. Mais hélas ils sont partis en affaires. Hélas elles sont parties actionnaires. Voilà pourquoi on retrouve désormais sur le trône de nos villages, les Simplet, les fadas, les Babine; les attendrissants idiots d’autrefois.

Jean Leloup et nous

S’il est un artiste qui se distingue par son originalité et qui cultive sa différence depuis plus de trente ans, c’est bien Jean Leloup. Et curieusement, s’il est un artiste qui fait l’unanimité tant à la ville que sur les rives, et qui attire crottés, cadres et grand-mamans, c’est aussi Jean Leloup. On imagine d’ailleurs volontiers son désarroi quand il ouvre les journaux et qu’il voit s’accumuler sans nuances qualificatifs complaisants et éloges automatiques. Il a beau offrir disques et spectacles de qualités inégales, ou insulter son public comme en 2008 lors de son pow-wow à Québec, rien n’y fait, on a pour Leloup cette « obstinée dévotion (…) qui n’appartient qu’aux chiens », comme dirait Desproges. À croire que la pauvre bête perdue à trois pattes qui le suit sans broncher sur la couverture de Paradis City, c’est nous.

C’est donc avec cet empressement canin que je suis allé voir le roi Ponpon cette semaine au Métropolis. Après avoir déposé mon manteau au vestiaire, j’ai identifié deux ou trois refuges possibles en cas d’attaque à la Kalachnikov, j’ai calé deux rhums secs, et le spectacle a commencé.

Première bonne surprise, le décor, avec au centre un soleil rond et chaleureux, et sur les côtés des assemblages de fleurs et de fougères du plus bel effet. Le tout était supporté par un éclairage sophistiqué qui fabriquait un tableau scénique d’une élégance que ne renierait pas un Pierre Lapointe. Bref, on était dans la forêt du bien-aimé.

Seconde bonne surprise, le quatuor à cordes, qui s’est rué sur les premières mesures de Barcelone avec éclat. J’étais avec la plus belle fille de la prison, prêt pour les moments parfaits, puis Jean s’est mis à crier. Je savais qu’il parlait plus qu’il ne chantait, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il hurle son répertoire jusqu’au rideau. Je ne sais pas pourquoi il a crié, nous étions pourtant si près, si à l’écoute, si à lui.

Il ne nous a pas parlé. Pas un mot. Fatigue, désintérêt ou peur de mal faire, peu importe. L’autre, ça semble bien compliqué pour le grand héron sous son grand chapeau. Sans doute que lorsqu’il déploie ses ailes, elles prennent trop de place. Pas de première partie non plus pour encourager un moineau à prendre son envol. Pas d’invité, pas de duo, juste un long vol plané en solo, en classe économique.

Pourtant, quelques jolies chansons mal chantées auront eu raison de nous, et si le Métropolis ne s’est pas embrasé, nous étions juste contents d’avoir des nouvelles de Jean.  La tendresse du public pour Leloup, si peu réciproque, est un mystère qui ne réside pas seulement dans son oeuvre, trop inégale. Au delà de ses ritournelles, de sa fantaisie ou de nos souvenirs de jeunesse, je crois que c’est sa liberté qui nous fascine et qui nous rend si bienveillant à son endroit. Et si sa liberté se transforme parfois en souffrance (il faut écouter le très touchant Retour à la maison sur le dernier album), elle échappe tellement aux carcans de notre société qu’elle illumine notre imaginaire autant qu’elle révèle nos impuissances.

Alors que la plupart de ses admirateurs se retrouvent ou se retrouveront pris au piège de la carrière, de la famille et de l’hypothèque, l’homme que le temps ignore parcourt le Costa Rica, planifie d’acheter une montagne, et s’apprête à devenir fermier, documentariste ou écrivain. Ce qu’on n’oserait même pas rêver, il l’envisage sérieusement. Et peu importe que ça aboutisse ou non, sa liberté est devenue la nôtre, la seule possible. Et quand il disparaît quatre ou cinq ans, ce n’est pas parce qu’il a accepté un emploi au centre-ville, c’est parce qu’il se promène avec nos rêves dans un vieux Range Rover.

Jean Leloup est libre pour nous, c’est sans doute pour cela que nous l’aimons sans conditions. À l’image de son vieux compagnon usé à trois pattes, nous lui pardonnons tout; ses errances, ses absences, et même son indifférence.

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