La liseuse


Il n’y a que deux choses à faire dans le métro: lire et tomber amoureux. Les deux me sont incompatibles car je perds la concentration dès qu’un sein s’écrase sur mon omoplate. Je l’imagine parfait, décorant de l’avant la plus douce de toutes. Pas besoin de me retourner, je sais que c’est Venus. Alors je l’aime pour trois stations comme on aime une fille déjà prise; en silence et avec mélancolie. Quand les portes s’ouvrent et que le sportif sort, je souris à son sac à dos et je reprends ma lecture.

Quand ce n’est pas d’un sein imaginaire, je tombe amoureux d’une lectrice. Celle-là qui lit Kundera ne peut être que merveilleuse, et si jamais elle relève la tête et s’aperçoit que je lis Kerouac, c’est parti, c’est le frein d’arrêt d’urgence, la lumière au bout du tunnel, des confettis partout, une étreinte sur le route de Berri-Uqam.

Si le sportif représente un obstacle à mes rêves souterrains, il en est un autre, bien plus nuisible: la liseuse numérique. Mille livres dans une poche, mais plus une seule pochette à voir. Que lis-tu? Le gadget électronique n’est donc plus l’apanage du mâle Nintendo? Déjà que l’hiver et ses gros cotons me privent de toi une interminable moitié de ma vie, pourquoi faut-il que la seule couverture que j’aimais, celle qui me parlait encore de toi, celle de ton livre, disparaisse? Venus, qu’est-ce que tu fous, tu ne relèves même plus la tête?

Je le sais ce que tu fais. Je sais pourquoi tu ne partages plus tes lectures, j’ai bien compris. Tu n’es pas soudainement tombée en amour avec une Gameboy, ne me raconte pas d’histoires. La couverture que tu caches, c’est un noeud de cravate en gros plan, n’est-ce pas? On faisait pareil au collège, on mettait un Playboy dans le livre de maths.

Des siècles d’erreurs à chercher les cinquante nuances qui devaient mener jusqu’à toi, des nuits blanches à imaginer les lunes à te décrocher, pour finalement te perdre dans les mains d’un qui t’attache? Les amours du métro sont mortes. Toutes les Venus de la ville effleurent à peine le bouton de leur appareil et tournent les pages de ce livre sans visage qui se lit en cachette et d’une seule main.

Quand un incident cause un ralentissement de service sur la ligne orange en direction Côte Vertu, et que d’autres messages suivront, hier tu pestais, aujourd’hui tu souris et tu remercies le suicidé de t’offrir quelques chapitres supplémentaires, tandis qu’il vient de clore son dernier.

Reprendre Kerouac.

Lire, privilège ultime du transporté en commun dans la fosse commune de nos solitudes.

2 réponses sur « La liseuse »

  1. Marcel Bourbonnais 5 mars 2013 / 21:03

    Ça fait plaisir de te retrouver.
    C’est magique ce que tu écris.
    C’est mieux que tout.
    Écrivain merveilleux et drôle toi !

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  2. Savignac 10 mars 2013 / 07:45

    Toujours aussi généreux Marcel!

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